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Freedom is first

« Lincoln » de Steven Spielberg

mardi 12 février 2013, par Sébastien Bourdon

Il est des cinéastes dont l’œuvre est si importante que même leurs films ratés se doivent d’être vus. Il est en effet passionnant d’avoir une vue d’ensemble d’autant que, dans les loupés, on trouve toujours des éclairs de grâce ou de génie. Steven Spielberg est indéniablement de cette race de réalisateur, même s’il a pu parfois décevoir ou agacer par un souci de plaire trop appuyé. Il est vrai qu’il lui fut souvent reproché par la critique, même pour des œuvres radicalement différentes, de céder à une vision un peu idyllique du monde, jusqu’à la mièvrerie.

Pourtant, je ne crois pas une seule seconde que Spielberg soit un optimiste béat. Au contraire, je ne le vois même pas désenchanté, mais comme quelqu’un de foncièrement effrayé par le monde dans lequel nous évoluons. Si cette terreur était d’abord fantasmatique dans son œuvre et destinée au pur « entertainment » (Les Dents de La Mer - 1975, Jurassic Park - 1993), avec le temps, et de plus en plus, elle est m’est apparue comme un écho fictionnel à la réalité (A.I. - 2001, Minority Report - 2002, La Guerre des Mondes - 2005…). Ces dernières années, Spielberg a ainsi brillamment remis en avant la profonde noirceur de sa pensée. Attrape moi si tu Peux (2002) avait le champagne triste, La Guerre des Mondes recyclait un classique de science-fiction dans la poussière des tours jumelles tombées le 11 Septembre... En fait, Spielberg a une vision assez noire de l’humanité, comme définitivement et irrémédiablement pervertie par la seule existence d’Auschwitz, symbole du mal absolu, qui revient souvent en filigrane dans son œuvre (de manière visuelle et violente, ainsi dans Lincoln, sous la forme d’un charnier à l’air libre de membres coupés de soldats).

Dans Cheval de Guerre (2011), son avant dernier opus, réussite formelle un peu gâchée par la volonté de toucher un large public nord américain (film Disney dans son essence même : un cheval, un enfant), on assiste quand même à la froide exécution de deux presque enfants pour désertion. Il me semble que c’est là et dans les visages épuisés et hagards des soldats, planqués dans les tranchées, éclairés par la lueur des explosions, que se trouve la vision du monde du réalisateur.

Et puis, François Truffaut jouait dans Rencontres du Troisième Type (1977), ce qui suffit indéniablement à légitimer l’artiste.

Ce qui nous amène au dernier chef d’œuvre en date, Lincoln. Rien ne laissait présager un tel choc intellectuel, le film historique avec un fond humaniste semblant être par essence le film risqué pour un réalisateur comme Spielberg. Je craignais la naphtaline, j’ai eu le sang et les larmes. Surtout, on n’a rarement aussi bien filmé l’intelligence au travail, le plaisir du raisonnement tout à la fois sophistiqué et pragmatique, jusqu’à la jouissance de faire.

Lincoln, président pris contre son gré dans une épouvantable guerre fratricide, et alors que cette dernière touche à sa fin, se saisit de ce qui ressemble à tout sauf à un moment opportun, pour inscrire dans le marbre constitutionnel la fin de l’esclavage. Le film, au plus près, narre ainsi cet ultime élan de bravoure politique. Cet homme vieux avant l’âge, usé par une guerre et la perte d’un jeune enfant, contre l’avis de ses conseillers, va pousser un Parlement à voter le premier pas (la foulée sera longue) vers une réelle démocratie.

Spielberg filme au plus près, sans esbroufe, patiemment, cette longue marche d’un homme seul, qui, avec une acuité incroyable, construit peu à peu son destin et celui d’une nation. Le film relève de la leçon de politique, mais sans toutefois verser dans la foi inextinguible dans un système ou un homme, on a ici les mains dans le cambouis. Mais une conviction forte et indiscutable court en filigrane le long de l’œuvre : l’action publique peut être noble. Même si l’abolition a été notamment obtenue par d’habiles manœuvres politiciennes et un « truc d’avocats » (que je vous laisse découvrir), la fin de l’esclavage reste un moment magnifique.

Finalement, la politique, comme les films, est parfois un train qui file dans la nuit (bien qu’ici, ce soit la métaphore d’un bateau qui soit utilisée, lors d’une très belle séquence onirique).

Leçon de politique, mais aussi leçon de cinéma, car s’il nous est donné à penser, il nous est également offert à voir. Spielberg s’est longuement documenté, a fait appel à Tony Kushner, son scénariste de Munich (2006), autre grand film historique (mais peut-être un peu plus maladroit) pour faire œuvre certes didactique, mais passionnante et fascinante de maîtrise, dans la photographie, la narration comme la direction d’acteurs (Daniel Day Lewis évidemment mais aussi Tommy Lee Jones, Sally Field, James Spader…, seul Joseph Gordon-Levitt étant un peu falot).

Au bout du film, nous en venons au sentiment de connaître Abraham Lincoln, de partager son effroi de la guerre qui a ensanglanté son pays et ressentons presque physiquement la douleur qui semble jamais ne le quitter (avec le froid et la fatigue comme symptômes). La Maison Blanche au 19ème siècle nous devient familière, impression que ceux qui ont vu la série West Wing (1999-2006 peuvent partager, s’imaginant après sept saisons être parfaitement au fait de l’atmosphère qui règne dans le Bureau ovale contemporain. Lincoln peut presque être vu comme un « prequel » de la vie et l’œuvre de Jed Bartlet, le président démocrate de ladite série. Dans l’obscurité de la salle, nous pleurons alors la mort brutale de Lincoln (qui se produit hors champ), telle une éternelle malédiction américaine, de celle qui laisse à penser qu’à la fin, la violence gagne toujours. Mais il n’est heureusement pas encore interdit d’espérer et c’est tout l’objet de ce remarquable film.

Sébastien

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